La réponse du berger au berger
La scène se déroule dans une autre très grande bibliothèque, que l’on m’avait recommandée comme un îlot de paix épargné par les dragueurs à la noix qui pullulent dans d’autres grandes bibliothèques. Épargné car élitiste : une vieille croyance universitaire veut que les noix tombent à terre mais ne s’enfoncent pas dans le sol. Or l’histoire qui va suivre se passe sous terre, dans une partie du silo à bouquins non accessible au commun des mortels.
Et, cette fois, elle ne concerne pas une souris, mais un souriceau qui me l’a racontée.
Le jeune souriceau, œil vif et pelage lustré, était plongé dans de passionnantes lectures sur les interactions entre particules fluides en hydrodynamique et l’heuristique des systèmes complexes déterministes, lorsqu’un homme encore jeune passa à côté de lui et déposa sur sa table de travail un petit papier plié en deux.
Habitué aux auteurs qui font ainsi la pub pour leur dernier bouquin, le souriceau mit un peu de temps à s’intéresser au dit papier. Or, au lieu d’une photocopie de coupure de presse vantant les mérites d’un ouvrage promis à la critique rongeuse des souris (oui, les souris font ça aussi), quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il lut un petit mot manuscrit lui proposant de prendre un café ensemble, et l’invitant à faire un signe de tête s’il était d’accord. Suivait un numéro de place dans la salle de lecture.
Mon jeune souriceau, qui à ce moment-là en avait un peu marre de l’heuristique des systèmes complexes déterministes, se tourna donc vers la place indiquée, aperçut son inconnu et lui fit un signe de tête explicite.
Les voilà partis pour faire connaissance autour d’un café, selon l’expression consacrée. Tel que je connais ce souriceau, la conversation dut être enjouée, intéressante et détendue. Il laissa certainement paraître son humour dévastateur et sa grande culture devant son dragueur sous le charme. Tel que je connais ledit souriceau, en outre, il s’était certainement vautré avec élégance dans un fauteuil de façon à laisser apprécier l’appétissante souplesse de son corps juvénile. Je doute également qu’il ait beaucoup dissimulé l’éclat de ses yeux de velours et la sensualité de ses lèvres, découvrant fréquemment, au rythme de ses généreux sourires, ses dents blanches ; mais tout cela n’est pas de sa faute, n’est-ce pas ? Il ne pouvait empêcher sa peau d’être de pêche et sa voix d’être charmeuse comme le serpent.
Bref, au bout d’un quart d’heure, le dragueur des grands fonds était devenu plutôt nerveux. D’autant plus, en fait, qu’il comprenait progressivement qu’il n’arriverait à obtenir ni numéro de téléphone, ni autre rendez-vous, ni d’ailleurs aucune autorisation d’approche de la part de ce charmant garçon dont le sourire un peu carnassier se faisait de plus en plus large, de plus en plus ravageur.
Le dragueur en fut quitte pour un café, prix finalement assez modique pour apprendre que les souriceaux de bibliothèque sont des bestioles très joueuses. Et un peu cruelles.