Les yeux noirs

Publié le par La Souris Blonde

Derrière ses lunettes noires, il me fixait. Il était assis à la terrasse d'un café et il me fixait, tandis que je passais en suivant mon bonhomme de trottoir.

Comment peut-on être ainsi certaine de la direction d'un regard planqué derrière d'épaisses lunettes noires? Mystère... Mais derrière ces écrans impénétrables et réfléchissants, je crois encore voir ses pupilles se déplaçant aussi régulièrement que les planètes et comme elles imperturbables, suivant la course de mon corps terrestre.

Pourtant le visage ne bougeait pas. Ni sa direction, ni son expression ne changeaient. Et c'est peut-être ce qui rendait encore plus troublante cette attention masquée.

Un regard planqué derrière des verres obscurs, c'est l'absolue impassibilité. Vous ne saurez rien de la manière dont il vous regarde : vous ne verrez pas l'intérêt étrécir ses pupilles, ni un sourire de gourmet plisser le coin de l'oeil, ni une idée plaisante traverser l'iris. Vous ne mesurerez pas l'étonnement, ni le plaisir ou la colère qui se reflètent en cet oeil. Vous n'y lirez pas les empreintes des souvenirs ni les lignes en cours d'être tracées.

Vous saurez juste qu'il vous fixe. Sans erreur possible. Vous saurez que ce regard prend tout, lui qui ne donne rien. Cette imperméabilité devient vertige, il a tout vu de vous. Les lunettes noires devant ses yeux deviennent gigantesques pupilles, comme les yeux à mille facettes de ces insectes auxquels aucun détail n'échappe. Vous vous sentez mouche dansant devant la toile. Ces yeux vêtus de noir, rien ne leur échappe.

A regarder du coin de l'oeil, vous dont les regards sont perceptibles, l'étrange clarté de ce regard retranché, un curieux sentiment vous saisit. L'impression de plonger en un regard réduit à sa capacité préhensile. L'impression que ce regard, pour être dissimulé, est d'autant plus nu ; pour être voilé, est d'autant plus dévoilant.

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P
Ca m'arrive souvent de marcher dans Paris en lunettes sombres; mais la fois qui m'a le plus marqué l'esprit est cette après midi ou une dame, aussi grande que moi, fit de même !!!Exactement ce que tu décris, mais, face à face ! Je ne saurai jamais ce qu'elle pensait de moi, ni elle ce que je pensais d'elle. On étais tous les deux habillés assez chic, grands, plus grands que la moyenne des passants, pressés, le pas ferme, la tête de face, et pourtant ... ce très lourd sentiment d'être regardé ... qui plus est pas celui que l'on regarde ...On s'est aprochés, on s'est croisés, on s'est frolés. On a disparus.Jeu d'adultes, jeu d'hypocrites, jeu de menteurs.
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K
Excellent !!!! J'avais jamais lu ce que pensait une nana des mecs qui la déshabillent derrière leurs lunettes noires.... C'est TB, vraiment. Et TB écrit...<br /> Moi ne porte que très rarement des lunettes noires.... Peut-être alors aurais-je la chance de t'attirer vers mon chez moi.... Je parle aussi de nanas....<br /> Bizz souris
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L
Réponse à Grenouille:<br /> C'est vrai qu'ils sont pervers! Certains poussent même le vice jusqu'à trébucher exprès dans la rue et se prendre les poteaux pour attirer la compassion de pauvres innocentes.<br /> Elles ont bien raison de les ignorer, alors.
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G
Chère Souris, <br /> J'adore ta manière de décrire ces scènes si simples... De véritables tranches de vie... Je passe de plus en plus souvent sur ce blog pour venir me délecter de tes analyses cyniques et pourtant si justes! Ca fait mouche à tous les coups!<br /> Gorgonzolla.
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G
C'est vrai qu'ils sont exaspérants, ces gens avec des lunettes noires.<br /> J'en vois d'ailleurs souvent qui poussent leurs instincts de drague jusqu'à se balader avec une canne blanche, c'est dire.
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