Les yeux noirs
Derrière ses lunettes noires, il me fixait. Il était assis à la terrasse d'un café et il me fixait, tandis que je passais en suivant mon bonhomme de trottoir.
Comment peut-on être ainsi certaine de la direction d'un regard planqué derrière d'épaisses lunettes noires? Mystère... Mais derrière ces écrans impénétrables et réfléchissants, je crois encore voir ses pupilles se déplaçant aussi régulièrement que les planètes et comme elles imperturbables, suivant la course de mon corps terrestre.
Pourtant le visage ne bougeait pas. Ni sa direction, ni son expression ne changeaient. Et c'est peut-être ce qui rendait encore plus troublante cette attention masquée.
Un regard planqué derrière des verres obscurs, c'est l'absolue impassibilité. Vous ne saurez rien de la manière dont il vous regarde : vous ne verrez pas l'intérêt étrécir ses pupilles, ni un sourire de gourmet plisser le coin de l'oeil, ni une idée plaisante traverser l'iris. Vous ne mesurerez pas l'étonnement, ni le plaisir ou la colère qui se reflètent en cet oeil. Vous n'y lirez pas les empreintes des souvenirs ni les lignes en cours d'être tracées.
Vous saurez juste qu'il vous fixe. Sans erreur possible. Vous saurez que ce regard prend tout, lui qui ne donne rien. Cette imperméabilité devient vertige, il a tout vu de vous. Les lunettes noires devant ses yeux deviennent gigantesques pupilles, comme les yeux à mille facettes de ces insectes auxquels aucun détail n'échappe. Vous vous sentez mouche dansant devant la toile. Ces yeux vêtus de noir, rien ne leur échappe.
A regarder du coin de l'oeil, vous dont les regards sont perceptibles, l'étrange clarté de ce regard retranché, un curieux sentiment vous saisit. L'impression de plonger en un regard réduit à sa capacité préhensile. L'impression que ce regard, pour être dissimulé, est d'autant plus nu ; pour être voilé, est d'autant plus dévoilant.