Le dragueur du Luxembourg
Ce jour-là l'air était vert pomme, les piafs moqueurs, les pelouses frétillantes. Le soleil de ce début d'été projetait à travers les feuilles des arbres des taches de lumière qui jonchaient le sol comme autant de confettis, musaient avec vos sandales, chatouillaient vos genoux, éblouissaient les pages du livre (et oui, encore un fichu bouquin) sur lequel vous rêvassiez avec application.
En bref, une journée d'été légère à souhait, à vous donner envie d'aller vous asseoir sur un banc au Luxembourg avec l'espoir, peut-être, de prendre le premier coup de soleil de la saison.
Or tandis que vous tentez d'ajuster la hauteur du maudit bouquin de façon à :
1. L'interposer entre le soleil et votre oeil pour éviter l'éblouissement consécutif au non-port de lunettes de soleil, parce que ça fait des marques de bronzage
2. En profiter pour projeter de l'ombre sur le nez, parce que les coups de soleil c'est sexy, d'accord, mais pas là
3. Faire travailler vos mignons biceps sans attraper de crampe aux bras
il arrivait, prenant son temps pour négocier le virage de l'allée autour des lauriers, le regard vagabond, passant du ciel à vos genoux, aux arbres, à vos épaules, aux pigeons, à vos cheveux, aux enfants jouant autour du bassin, à votre décolleté, au palais du Luxembourg, à votre jupon (sur l'art d'intégrer par le regard une femme à un paysage, reportez-vous au chapitre appelé "Le sein nu" dans Palomar d'Italo Calvino).
Règle n°1, donc : Ne pas regarder fixement la jeune fille que l'on a en vue. Elle pourrait croire qu'elle est intéressante.
Passons sur l'entrée en matière, il y en a plusieurs possible, elles sont toutes bonnes : demande de cigarettes, de renseignements sur l'heure, sur la météo, sur le fichu bouquin, sur votre statut d'étudiante... Mais ooooooooh, quelle merveille, un homme qui s'intéresse à moi? Mmm... Dans l'idéal du dragueur à la noix, vous sortez tout droit d'une comédie romantique avec, disons, Hugh Grant et Julia Roberts.
L'homme a bien vu la stupeur éblouie dans vos yeux, bien que vous tentiez de vous masquer derrière votre livre et affectiez une attitude détachée qui pourrait presque faire croire que vous n'êtes pas touchée par son approche. Mais c'est un fin renard, il passe outre avec générosité.
Et commence à ironiser sur les jeunes filles qui utilisent un objet - portable, baladeur - pour éviter les regards autour d'elles et faire obstacle à toute possibilité de rencontre. Ah, de pauvres filles, qui ne rencontreront jamais personnes, ne se feront pas d'amis, et tourneront en rond toute leur vie autour de leur petit moi étriqué. Mince, vous dites-vous, est-ce qu'il ne me classe pas dans cette catégorie, moi, avec mon fichu bouquin que j'essaye de continuer à lire depuis tout à l'heure? Alors vous commencez à vous défendre, à dire que non, pas vous, vous êtes quelqu'un de très ouvert...
Et oui, et oui, règle n°2 : faire un peu culpabiliser la jeune fille, qu'elle se mette d'elle-même à alimenter la conversation de peur de passer pour une autiste aigrie et blasée.
Mais la conversation tourne à l'aigre, néanmoins, car il sent bien que vous n'appréciez pas à sa juste valeur l'honneur qu'il vous fait en vous distinguant. Et le voici qui sort sa botte secrète... "De toutes façons, si tu viens ici, sachant qu'à chaque fois tu te fais draguer, c'est que tu viens pour te faire draguer."
Raisonnement d'une logique imparable, en effet. Pourquoi allez-vous prendre le soleil au Luxembourg ? Parce que votre chambre de bonne est obscure et que le ciel bleu vous met de bonne humeur ? Parce qu'il y fait plus frais que sous les toits ou dans les bibliothèques ? Parce que les gazouillements d'enfants et les rires d'oiseaux donnent du rythme à vos révisions ? Que non, jeune ignorante! C'est pour être draguée, puisque ça ne rate jamais.
Sauf qu'à ce titre, on peut aussi en dire de même de tous les jardins, tous les bancs et toutes les rues. Et qu'en conséquence, toute femme qui sort de chez elle est une garce qui ne cherche qu'une chose, se faire accoster, puisqu'elle est quasi certaine que cela arrivera.
Conséquence que le dragueur à la noix ne manquera pas de déduire. La logique, ça le connaît...
D'où la règle n°3, enfin : ne jamais oublier de vexer avant de partir.