La domination masculine
Comme M. le Rat me l’a fait remarquer, mon billet précédent étalait la culture de la souris avec une complaisance douteuse. Afin de confirmer ces soupçons, je m’en vais donc aujourd’hui étaler son inculture. D’ailleurs, à l’avenir, je tâcherai de m’en tenir à cette règle, et de maintenir une stricte équivalence entre les billets dont la souris est le héros et ceux dont elle est l’anti-héros. Oh, ce sera difficile à tenir, certes, et je sais d’avance que je n’y réussirais pas : comment réussir à trouver 50 % d’anecdotes négatives sur quelqu’un d’aussi brillant, fin, cultivé que la souris, et qui, de surcroît, pousse la modestie jusqu’à parler d’elle-même à la troisième personne ?
Hm. Je m’emporte. Revenons donc à nos moutons. Car oui, à une époque pas très lointaine, la souris était un mouton. Elle faisait partie d’un troupeau de quelques dizaines de moutons qui allaient, chaque jour, à l’appel de la cloche du berger, s’asseoir sagement dans un pré, pardon, dans une classe, pour regarder passer les trains, pardon, les concepts.
Ce jour-là, la souris était un peu en avance, et pour passer le temps, elle faisait le trottoir, pardon, le couloir, aux abords de la salle de classe. Peu après elle arriva l’un de ses petits camarades, que la souris connaissait peu. C’était un garçon discret, peu liant, peu bavard, prisant peu les machines à café, et pour tout dire, la souris n’a jamais connu son nom. C’est donc avec une surprise à grand peine dissimulée que la souris le vit s’approcher d’elle, avec la visible intention d’engager la conversation.
Le couloir était désert, les issues bloquées, il fallut se rendre.
Or, le garçon ne commença pas par dire bonjour. Ni par se présenter, ni par demander son nom à la souris, ou toute autre manière douce, ce qui, finalement, aurait été assez justifié, vu qu’ils ne s’étaient jamais adressé la parole, ces deux-là. Non, il choisit la manière forte, et une stratégie tout à fait originale. Ses premiers mots, abrupts, sans autre forme de procès, tombèrent :
« Tu lis Bourdieu ? »
Et comme la souris ne lit pas Bourdieu, ne lisait pas Bourdieu, n’a toujours pas lu Bourdieu, elle secoua vaguement la tête d’un air craintif, et la tentative pour engager la conversation s’écrasa sur le lino du couloir comme l'oiseau blessé qui ne sait pas comment son aile tout à coup s'ensanglante et descend.
Et la souris ne sut jamais si « Tu lis Bourdieu ? » était une tentative de briser le silence, ou bien un examen d’entrée que faisait passer ce jeune homme avant de daigner parler avec un de ses petits camarades.