Souris or not souris
La souris a deux prénoms. Pas un prénom en deux parties, comme Marie-Souris ou Souris-Thérèse, non, deux vrais prénoms. Enfin plus exactement, un prénom, un vrai, et un prénom de rechange, qui n’est pas tout à fait faux, lui non plus, mais enfin, c’est pas le vrai. Comme si elle s’appelait, disons, « Souris », et avait choisi pour prénom de rechange « Musaraigne ». La musaraigne n’étant finalement rien d’autre qu’une souris avec un grand nez et qui gueule plus fort. Par ailleurs, la musaraigne s’attrape bien plus facilement, tous les chats vous le diront.
Et à quoi cela sert-il, ô grande souris, d’avoir un prénom de rechange ? Et bien voilà. Lorsqu’une personne cherche à faire connaissance avec la souris, au bout d’un temps généralement assez court, cette personne lui demande son prénom. Or la souris n’aime pas donner son prénom, même son prénom, rien que son prénom, à quelqu’un dont elle souhaite se dépêtrer le plus rapidement possible. Oh, certes, j’entends d’ici les clameurs : un prénom, ce n’est pas un numéro de téléphone, ce n’est même pas un nom de famille, ça n’engage à rien. Mais pour la souris, avoir son prénom, c’est déjà entrer dans une relation personnelle.
Alors à ceux avec qui elle ne veut surtout rien avoir à faire, aux dragueurs à la noix, aux démarcheurs, aux diseuses de bonnes aventures, la souris balance son prénom de rechange, Musaraigne, un peu comme les lézards qui laissent le bout de leur queue en pâture au prédateur qui reste alors la queue entre les dents, sa proie enfuie. Donner son prénom de rechange, c’est donner le nom d’une personne qui n’est pas vraiment soi, une sorte d’avant-garde fantoche sacrifiée qui fait diversion pendant que le gros des troupes se carapate.
Par contre, lorsque la souris se sent d’humeur sociable, lorsqu’elle est intriguée par les propos qu’on lui tient, lorsqu’elle se dit qu’elle ne serait pas contre prolonger la conversation, alors elle donne son vrai prénom, Souris.
Mais, ô grande souris, objecterez-vous avec raison (et j’en entends déjà qui objectent, là-bas, dans le fond… Oui, toi, pas la peine de te cacher, je t’ai entendu…), quelle est donc l’efficacité de cette parade contre les dragueurs à la noix, puisqu’ils ne sont pas au courant, eux, que ce n’est pas ton vrai prénom ? Après tout, pour eux, Souris ou Musaraigne, c’est bien tout pareil !
Certes. Et pourtant, la différence est énorme. Parce que le moment où la souris se présente comme Souris ou comme Musaraigne décide de toute son attitude à venir. Tout est joué au moment où le nom est dit. C’est une décision capitale, donner l’un ou l’autre prénom ; c’est se demander quel visage elle va montrer, quels liens elle va accepter de tisser. Donc, certes, c’est un petit drame qui se joue en son for intérieur ; mais c’est aussi se donner une discipline, décider irrévocablement de fermer la porte ou la laisser entrouverte. Car ce n’est pas du genre de la souris, de reconnaître un mensonge.
Ainsi la souris se protège. Avec Souris, on peut faire connaissance, devenir des copains, des amis, des amants faudrait peut-être pas pousser mais pourquoi pas. Dire « Souris », c’est déjà accorder une grande part de sa confiance, c’est déjà dire quelque chose sur soi. Mais ceux qui auront rencontré Musaraigne n’auront jamais joué qu’avec une poupée de chiffon, n’auront eu qu’un fantôme évanescent entre les doigts.