La barrière de la langue
Ce qu'il y a de bien, dans les voyages, ce sont les rencontres exotiques. Surtout quand elles sont doublement exotiques. Comme par exemple faire la connaissance, dans une ville déjà exotique, d'une personne elle-même exotique en ce lieu, mais pas de la même manière que vous - je ne sais pas si je suis claire mais l'inconvénient des voyages, c'est qu'on en revient toujours chez soi en ayant plus ou moins l'impression de parler chinois.
Ladite ville exotique, oh, pas très exotique non plus, la souris est assez voyage-petit, ladite ville exotique n'est pourtant pas réputée pour la légèreté des moeurs de ses habitants. Et c'est peu dire. Lovée autour d'un lac, blottie entre de hautes montagnes, elle ferait plutôt figure de réserve naturelle de la pureté de l'esprit calviniste et de la virtuosité diplomatique. La souris descendait donc du train l'esprit tranquille, persuadée d'avoir trouvé un pays épargné par les noix.
Or, tandis qu'elle passait la première heure de son séjour pittoresque à profiter de la vue sur les bords du lac, un jeune homme qui n'avait l'air ni d'un diplomate, ni d'un banquier, ni d'un horloger vint à passer. Et ralentit soudain. Puis s'arrêta, comme pour observer les canards, qui, il est vrai, sont très jolis, mais ne justifient sans doute pas un air aussi préoccupé. Tel un autre Werther, il froissait quelques feuilles mortes au-dessus du lac, plongeant dans ses eaux un regard mélancolique. Enfin, il s'assit sur le parapet, regarda la souris du coin de l'oeil pendant un petit moment, et chercha à engager la conversation.
En anglais.
Bon, la souris n'étant pas une francophone forcenée, elle répond gentiment en anglais.
C'est là qu'il s'avère que le jeune homme parle vraiment très mal anglais.
Commence alors un moment difficile, en équilibre instable sur les frontières linguistiques. Il me dit qu'il vient du Kosovo, me demande mon nom, je lui demande poliment le sien en retour. "Hgrh." Pardon? "Hgrh". Ah bon, alors va pour Hgrh. Il me dit qu'il parle très mal anglais, il s'en excuse. Il parle un peu allemand, aussi. Ah, bonne idée, moi aussi. Mais il parle vraiment très très peu allemand, alors l'idée retombe vite. Il ne parle pas russe non plus. Il me demande si je parle albanais, à tout hasard. Non, hélas, la souris n'est pas multilingue à ce point. Il s'excuse encore de parler très mal anglais. Et pas du tout français, d'ailleurs. Alors on continue en anglais, tant bien que mal.
Pourtant, il voudrait qu'on prenne un verre ensemble, qu'on fasse connaissance. Il voudrait mon numéro de téléphone. J'essaye de lui expliquer que ledit numéro lui serait complètement inutile, puisque j'ai égaré le chargeur de mon téléphone dans un précédent voyage. Il me répond en s'excusant, parce qu'il comprend vraiment très mal l'anglais. Soudain, un rayon de soleil illumine son visage, je le crois frappé par la glossolalie, on va enfin pouvoir faire connaissance. Non, en fait, il vient d'avoir une idée géniale. Il sort son téléphone et appelle un de ses amis, qui parle français. Il lui explique en albanais les questions qu'il voudrait me poser, et me le passe. J'explique à l'ami le problème technique qui fait que mon téléphone est inopérant pour le moment, puis repasse le téléphone à Hgrh. Qui fait "Aaaaah" d'un air déçu, frappé par la révélation de son mauvais sort. J'essaye d'imaginer une conversation téléphonique entre nous, deux éclopés linguistiques, ça ne manquerait pas de piment.
Il s'excuse encore de ne pas parler très bien anglais. Il est désolé.
Après lui avoir souhaité une bonne journée, la souris s'en repart vers son lumineux destin de touriste lacustre.
Fin de l'histoire ? Quelques jours plus tard, à la gare, au moment de repartir en sens inverse, la souris entend une voix derrière elle.
Et reconnaît le grand sourire d'Hgrh, qui part lui aussi prendre un train. Comme la souris, cette fois-ci, est pressée par le temps, il lui demande si elle veut son adresse.
J'ai refusé gentiment. Je n'aurais pas su quoi en faire. Nous n'avions vraiment aucune langue en commun...
Ladite ville exotique, oh, pas très exotique non plus, la souris est assez voyage-petit, ladite ville exotique n'est pourtant pas réputée pour la légèreté des moeurs de ses habitants. Et c'est peu dire. Lovée autour d'un lac, blottie entre de hautes montagnes, elle ferait plutôt figure de réserve naturelle de la pureté de l'esprit calviniste et de la virtuosité diplomatique. La souris descendait donc du train l'esprit tranquille, persuadée d'avoir trouvé un pays épargné par les noix.
Or, tandis qu'elle passait la première heure de son séjour pittoresque à profiter de la vue sur les bords du lac, un jeune homme qui n'avait l'air ni d'un diplomate, ni d'un banquier, ni d'un horloger vint à passer. Et ralentit soudain. Puis s'arrêta, comme pour observer les canards, qui, il est vrai, sont très jolis, mais ne justifient sans doute pas un air aussi préoccupé. Tel un autre Werther, il froissait quelques feuilles mortes au-dessus du lac, plongeant dans ses eaux un regard mélancolique. Enfin, il s'assit sur le parapet, regarda la souris du coin de l'oeil pendant un petit moment, et chercha à engager la conversation.
En anglais.
Bon, la souris n'étant pas une francophone forcenée, elle répond gentiment en anglais.
C'est là qu'il s'avère que le jeune homme parle vraiment très mal anglais.
Commence alors un moment difficile, en équilibre instable sur les frontières linguistiques. Il me dit qu'il vient du Kosovo, me demande mon nom, je lui demande poliment le sien en retour. "Hgrh." Pardon? "Hgrh". Ah bon, alors va pour Hgrh. Il me dit qu'il parle très mal anglais, il s'en excuse. Il parle un peu allemand, aussi. Ah, bonne idée, moi aussi. Mais il parle vraiment très très peu allemand, alors l'idée retombe vite. Il ne parle pas russe non plus. Il me demande si je parle albanais, à tout hasard. Non, hélas, la souris n'est pas multilingue à ce point. Il s'excuse encore de parler très mal anglais. Et pas du tout français, d'ailleurs. Alors on continue en anglais, tant bien que mal.
Pourtant, il voudrait qu'on prenne un verre ensemble, qu'on fasse connaissance. Il voudrait mon numéro de téléphone. J'essaye de lui expliquer que ledit numéro lui serait complètement inutile, puisque j'ai égaré le chargeur de mon téléphone dans un précédent voyage. Il me répond en s'excusant, parce qu'il comprend vraiment très mal l'anglais. Soudain, un rayon de soleil illumine son visage, je le crois frappé par la glossolalie, on va enfin pouvoir faire connaissance. Non, en fait, il vient d'avoir une idée géniale. Il sort son téléphone et appelle un de ses amis, qui parle français. Il lui explique en albanais les questions qu'il voudrait me poser, et me le passe. J'explique à l'ami le problème technique qui fait que mon téléphone est inopérant pour le moment, puis repasse le téléphone à Hgrh. Qui fait "Aaaaah" d'un air déçu, frappé par la révélation de son mauvais sort. J'essaye d'imaginer une conversation téléphonique entre nous, deux éclopés linguistiques, ça ne manquerait pas de piment.
Il s'excuse encore de ne pas parler très bien anglais. Il est désolé.
Après lui avoir souhaité une bonne journée, la souris s'en repart vers son lumineux destin de touriste lacustre.
Fin de l'histoire ? Quelques jours plus tard, à la gare, au moment de repartir en sens inverse, la souris entend une voix derrière elle.
Et reconnaît le grand sourire d'Hgrh, qui part lui aussi prendre un train. Comme la souris, cette fois-ci, est pressée par le temps, il lui demande si elle veut son adresse.
J'ai refusé gentiment. Je n'aurais pas su quoi en faire. Nous n'avions vraiment aucune langue en commun...