Monsieur le Prince
Ce soir-là la Souris Blonde traversait Paris à pieds, cheminant toujours vers le sud, comme toute souris migratrice, légère et court vêtue, comme le veut l'expression consacrée et comme la saison ne le refuse pas non plus, et chaussée de sandales tout aussi extraordinairement agréables à l'oeil de ceux qui les voyaient de l'extérieur que formidablement désagréables au pied de celle qui les chaussait, bref, la souris cheminait avec grâce, souplesse et vélocité, comme à son habitude, impassible à la douleur de plus en plus cuisante, et remontait une petite rue du quartier latin pittoresque et à sens unique.
Diable que ces trottoirs sont étroits, et donc, lorsqu'un piéton venant en sens inverse accoste votre voix rapide, il est de bon ton de ralentir l'allure et de lever le nez pour éviter la collision. Voici donc, abordant mon trottoir, un monsieur vieillissant, à l'imposante stature et aux petites lunettes rondes. Un monsieur qui ne se contente pas de traverser la rue. Mais qui ralentit. Mais qui se plante au bord de ma trajectoire. Mais qui appelle mon regard du regard, comme quelqu'un qui aurait son chemin à demander. Mais qui ouvre enfin la bouche.
Oreille attentive de la souris, prête à renseigner sur le chemin pour aller à l'Odéon (première à droite, non, pardon, à gauche, et puis c'est peut-être la deuxième), pour rejoindre le boulevard Saint-Michel (bah c'est facile vous prenez n'importe laquelle des rues, là, qui partent en biais, mais en même temps ça dépend d'où vous voulez arriver sur le boulevard et puis tant qu'à faire il est aussi tout droit dans votre dos), trouver la boulangerie la plus proche (juste là en descendant, mais à mon avis à cette heure-ci elle est fermée) ou le Bouillon Racine (alors là c'est facile, vous tournez la troisième à droite et puis ensuite à gauche, place de la Sorbonne vous faites demi-tour, vous retournez sur vos pas pendant un petit moment et jusqu'à ce que vous trouviez quelqu'un d'autre pour vous renseigner, en tous cas moi la dernière fois c'est comme ça que j'ai fait).
Mais c'est un compliment qui tombe et non une demande : "J'aime - beaucoup." Comme ça, tout court. Juste un adverbe, pas de complément d'objet. Le complément d'objet répond à la question "Quoi". J'aime beaucoup - quoi ?
Et omettre tout complément d'objet, c'est très intéressant. Parce que cela évite de faire de la chose que l'on aime beaucoup, justement, une chose, un objet, tout en la maintenant formellement à cette place d'objet, et donc en évitant l'écueil de la déclaration à un sujet - "Je vous aime" - qui serait évidemment ridicule puisqu'à ce stade ce n'est encore qu'un extérieur accessoire que l'on aime, un corps, un regard, un portant à habits, des habits, une coiffure, un assortiment de tout cela.
Aussi, cette interpellation, dans ce qu'elle se donnait à la fois comme pur jugement de goût et comme entière subjectivité (si un kantien passe par ici, qu'il me pende par les pieds, je sais bien que j'écris une horreur), avait quelque chose de cette accroche que l'on inflige parfois aux artistes lorsqu'on a pas trop réfléchi à quelque chose de plus original à leur dire ou qu'on sent qu'une critique plus détaillée ne serait pas à sa place : "j'aime beaucoup ce que vous faites." Et j'aime bien cette idée qu'ici, "ce que vous faites", c'est "vous", que l'apparence de la souris soit considérée implicitement comme une oeuvre d'art dont elle serait l'auteur.
Cela appelait un grand sourire et un "merci" très franc, avant de poursuivre mes pas qui déjà s'éloignaient.
A bon prince, bonne princesse, mais point trop n'en faut non plus : mangez donc de la brioche. Marie-Antoinette ne s'est pas faite en un jour.
Diable que ces trottoirs sont étroits, et donc, lorsqu'un piéton venant en sens inverse accoste votre voix rapide, il est de bon ton de ralentir l'allure et de lever le nez pour éviter la collision. Voici donc, abordant mon trottoir, un monsieur vieillissant, à l'imposante stature et aux petites lunettes rondes. Un monsieur qui ne se contente pas de traverser la rue. Mais qui ralentit. Mais qui se plante au bord de ma trajectoire. Mais qui appelle mon regard du regard, comme quelqu'un qui aurait son chemin à demander. Mais qui ouvre enfin la bouche.
Oreille attentive de la souris, prête à renseigner sur le chemin pour aller à l'Odéon (première à droite, non, pardon, à gauche, et puis c'est peut-être la deuxième), pour rejoindre le boulevard Saint-Michel (bah c'est facile vous prenez n'importe laquelle des rues, là, qui partent en biais, mais en même temps ça dépend d'où vous voulez arriver sur le boulevard et puis tant qu'à faire il est aussi tout droit dans votre dos), trouver la boulangerie la plus proche (juste là en descendant, mais à mon avis à cette heure-ci elle est fermée) ou le Bouillon Racine (alors là c'est facile, vous tournez la troisième à droite et puis ensuite à gauche, place de la Sorbonne vous faites demi-tour, vous retournez sur vos pas pendant un petit moment et jusqu'à ce que vous trouviez quelqu'un d'autre pour vous renseigner, en tous cas moi la dernière fois c'est comme ça que j'ai fait).
Mais c'est un compliment qui tombe et non une demande : "J'aime - beaucoup." Comme ça, tout court. Juste un adverbe, pas de complément d'objet. Le complément d'objet répond à la question "Quoi". J'aime beaucoup - quoi ?
Et omettre tout complément d'objet, c'est très intéressant. Parce que cela évite de faire de la chose que l'on aime beaucoup, justement, une chose, un objet, tout en la maintenant formellement à cette place d'objet, et donc en évitant l'écueil de la déclaration à un sujet - "Je vous aime" - qui serait évidemment ridicule puisqu'à ce stade ce n'est encore qu'un extérieur accessoire que l'on aime, un corps, un regard, un portant à habits, des habits, une coiffure, un assortiment de tout cela.
Aussi, cette interpellation, dans ce qu'elle se donnait à la fois comme pur jugement de goût et comme entière subjectivité (si un kantien passe par ici, qu'il me pende par les pieds, je sais bien que j'écris une horreur), avait quelque chose de cette accroche que l'on inflige parfois aux artistes lorsqu'on a pas trop réfléchi à quelque chose de plus original à leur dire ou qu'on sent qu'une critique plus détaillée ne serait pas à sa place : "j'aime beaucoup ce que vous faites." Et j'aime bien cette idée qu'ici, "ce que vous faites", c'est "vous", que l'apparence de la souris soit considérée implicitement comme une oeuvre d'art dont elle serait l'auteur.
Cela appelait un grand sourire et un "merci" très franc, avant de poursuivre mes pas qui déjà s'éloignaient.
A bon prince, bonne princesse, mais point trop n'en faut non plus : mangez donc de la brioche. Marie-Antoinette ne s'est pas faite en un jour.