Tel épris qui croyait prendre
L'histoire qui suit est celle d'une autre souris. Une souris brune qui courait les boîtes de jazz.
Bref, ce garçon-là avait vraiment été séduit, touché au coeur par cette souris-là, par son visage, par son sourire, par sa voix lorsqu'il l'avait entendue chanter. Mais il avait aussi reçu une bonne éducation. De hautes lectures. De saines fréquentations. Il savait donc que pour s'attacher une femme, il faut la négliger. La maintenir dans l'attente. Etre distant. Surtout, ne pas montrer qu'on s'intéresse à elle, sinon tout est perdu. Car, c'est bien connu, les souris sont allergiques aux fleurs bleues.
Certain d'avoir trouvé la perle rare, le garçon tendre et gentil, le garçon timide qu'il était s'efforça de mettre en pratique ces profondes leçons de séduction avec le zèle du néophyte.
Et donc, lorsque, surmontant sa timidité, il l'eut approchée, séduite, invitée chez lui, il parvint, au prix d'efforts surhumains, à retenir les aveux passionnés qui lui brûlaient les lèvres, à modérer ses compliments, à ternir l'éclat de ses yeux et les palpitements de son coeur, à cacher sa respiration qui s'accélérait auprès de celle qu'il aimait déjà si tendrement. Peut-être même alla-t-il jusqu'à lui faire quelques remarques désobligeantes visant à montrer qu'il ne s'en laissait pas conter. Masque tes émotions, jeune homme, le romantisme est ridicule.
Le lendemain matin, alors qu'elle repartait chez elle, souriante et radieuse, en lui laissant son numéro de téléphone, il poussa le perfectionnisme jusqu'à la saluer d'un "OK, à plus" et d'un quart de sourire, le regard en biais. Voile ton désir, jeune homme, si tu veux rester désirable.
Puis, vivant sur les délicieux souvenirs des moments passés ensemble, il dissimula son irrépressible besoin de la revoir. C'est-à-dire qu'il s'interdit de la rappeler. Cache ta hâte, jeune homme, la fille t'en sera plus étroitement attachée.
Les résultats dépassèrent toutes ses espérances : il parvint à faire croire à la jeune fille dont il était si sincèrement épris qu'il l'avait considérée comme un coup d'un soir. Laquelle jeune fille, mortifiée, ne voulut plus jamais entendre parler de lui.
Il chercha à la revoir des mois durant. Il venait l'écouter chanter tous les soirs, muet d'admiration, retourné à sa timidité, son regard dévorant exprimant toute la dévotion qu'il avait pour elle. Il lui voua un véritable culte. Il fut patient. Il fut constant. Il laissa aller sa nature profondément sensible et respectueuse. Peine perdue : la première impression resta indélébile.
Aussi expia-t-il longuement, et en vain, sa très grande faute : avoir, une seule fois, cru aux méthodes des dragueurs à la noix.