Partir l'amour en fumée
Au sortir d'un rêve agité, ou plutôt d'une longue réunion de travail, la souris raccompagnait ce soir-là jusqu'au plus proche métro Criceta, une jeune collègue italienne. La discussion avait été animée, et Criceta, qui présentait ce soir-là ses travaux, sortit enfin une cigarette pour évacuer l'angoisse et la nervosité qui l'avaient rongée des heures durant.
A la première bouffée, elle ferma les yeux de soulagement. A la seconde, elle commença à les rouvrir sur un monde apaisé. A la troisième, un jeune homme se dressa brusquement devant elle comme un génie hors de sa lampe, la faisant sursauter.
Mais ce curieux génie, loin de lui proposer d'exaucer trois voeux, n'en avait qu'un seul à formuler, et pour lui-même : " Eh mademoiselle, t'as pas du feu ? "
Criceta, surprise, n'a que des allumettes à proposer. Le jeune homme demande alors sa cigarette pour allumer la sienne. Mais au moment de la lui rendre, le voilà qui glisse sur le côté, la destabilise, tend sa bouche à la place de la cigarette, réclame un baiser, puis commence à s'éloigner de plus en plus, reculant d'un pas chaque fois qu'elle avançait, se maintenant hors de portée, tournant autour d'elle, emportant comme pour jouer la clope si longuement espérée en précisant peu à peu son réel objet : " Eh, t'es charmante, tu sais ! On peut faire connaissance ? On peut sortir ensemble ? " Quelques amis à lui, assis non loin, riaient discrètement ; la pauvre Criceta en aurait pleuré d'énervement, la souris cherchait à l'aider, joignant son autorité à la sienne - ce qui ne faisait pas beaucoup.
Drôle de génie, décidément, bien décidé à réaliser ses trois voeux à lui : la cigarette, le feu de la cigarette et les faveurs de la fumeuse. Au son de ses impuissantes réclamations, il comprit soudain, en lui rendant enfin sa cigarette, que Criceta n'était pas française. Il montra alors un remarquable à propos en s'adressant à elle en anglais, puisque, bien entendu, les étrangers sont tous anglophones, sans faire de détours, puisque, bien entendu, les étrangers ne connaissent pas la politesse, et avec une délicatesse croissante, puisque, bien entendu, les étrangères sont toutes des putes : " I want to fuck you ! You want sex with me ? "
Mais déjà Criceta et la souris s'éloignaient, et ses " You lovely ! I want to fuck you ! " se perdaient dans le lointain. Oh, le lourd, soupirait la souris, quand, jetant un oeil à sa compagne, elle la trouva littéralement décomposée, toute tremblante autour de sa précieuse cigarette, incrédule face à cette agression, vouant Paris, ses dragueurs et les hommes en général aux cercles infernaux, et grommelant de sombres " Cornuto ! Bastardo ! Figlio di buona madre ! " dans lesquels on entendait plus de peur que de colère.
Criceta, à Paris depuis moins d'un an. Et la souris se souvint alors à quel point elle avait été choquée, elle aussi, par ces intrusions incessantes dans son intimité, par ces vexations constantes de sa féminité, par ces jeux insultants qui prétendent s'excuser en vous accusant de manquer d'humour, lorsqu'elle était arrivée à Paris, il y a neuf ans. Qu'elle n'imaginait plus, à présent, prendre aussi à coeur les minables agissements d'un dragueur à la noix. Qu'elle s'était, finalement, malgré tout, plus ou moins blasée. Mais le teint viré au gris et les épaules soudainement voûtées de la pauvre petite Criceta étaient là pour lui rappeler à quel point tout cela restait, oui, insupportable, et faisait des relations entre hommes et femmes une bien pauvre chose.
A la première bouffée, elle ferma les yeux de soulagement. A la seconde, elle commença à les rouvrir sur un monde apaisé. A la troisième, un jeune homme se dressa brusquement devant elle comme un génie hors de sa lampe, la faisant sursauter.
Mais ce curieux génie, loin de lui proposer d'exaucer trois voeux, n'en avait qu'un seul à formuler, et pour lui-même : " Eh mademoiselle, t'as pas du feu ? "
Criceta, surprise, n'a que des allumettes à proposer. Le jeune homme demande alors sa cigarette pour allumer la sienne. Mais au moment de la lui rendre, le voilà qui glisse sur le côté, la destabilise, tend sa bouche à la place de la cigarette, réclame un baiser, puis commence à s'éloigner de plus en plus, reculant d'un pas chaque fois qu'elle avançait, se maintenant hors de portée, tournant autour d'elle, emportant comme pour jouer la clope si longuement espérée en précisant peu à peu son réel objet : " Eh, t'es charmante, tu sais ! On peut faire connaissance ? On peut sortir ensemble ? " Quelques amis à lui, assis non loin, riaient discrètement ; la pauvre Criceta en aurait pleuré d'énervement, la souris cherchait à l'aider, joignant son autorité à la sienne - ce qui ne faisait pas beaucoup.
Drôle de génie, décidément, bien décidé à réaliser ses trois voeux à lui : la cigarette, le feu de la cigarette et les faveurs de la fumeuse. Au son de ses impuissantes réclamations, il comprit soudain, en lui rendant enfin sa cigarette, que Criceta n'était pas française. Il montra alors un remarquable à propos en s'adressant à elle en anglais, puisque, bien entendu, les étrangers sont tous anglophones, sans faire de détours, puisque, bien entendu, les étrangers ne connaissent pas la politesse, et avec une délicatesse croissante, puisque, bien entendu, les étrangères sont toutes des putes : " I want to fuck you ! You want sex with me ? "
Mais déjà Criceta et la souris s'éloignaient, et ses " You lovely ! I want to fuck you ! " se perdaient dans le lointain. Oh, le lourd, soupirait la souris, quand, jetant un oeil à sa compagne, elle la trouva littéralement décomposée, toute tremblante autour de sa précieuse cigarette, incrédule face à cette agression, vouant Paris, ses dragueurs et les hommes en général aux cercles infernaux, et grommelant de sombres " Cornuto ! Bastardo ! Figlio di buona madre ! " dans lesquels on entendait plus de peur que de colère.
Criceta, à Paris depuis moins d'un an. Et la souris se souvint alors à quel point elle avait été choquée, elle aussi, par ces intrusions incessantes dans son intimité, par ces vexations constantes de sa féminité, par ces jeux insultants qui prétendent s'excuser en vous accusant de manquer d'humour, lorsqu'elle était arrivée à Paris, il y a neuf ans. Qu'elle n'imaginait plus, à présent, prendre aussi à coeur les minables agissements d'un dragueur à la noix. Qu'elle s'était, finalement, malgré tout, plus ou moins blasée. Mais le teint viré au gris et les épaules soudainement voûtées de la pauvre petite Criceta étaient là pour lui rappeler à quel point tout cela restait, oui, insupportable, et faisait des relations entre hommes et femmes une bien pauvre chose.